Interview – Bassem Loukil : le gouvernement navigue à vue et nous aussi !

03/07/2015

Bassem Loukil, patron du groupe éponyme, nous a reçus dans son bureau de Ets M.Loukil & Cie de l’avenue de Carthage, jeudi 2 juillet 2015, où il nous a parlé de la restructuration du groupe familial ainsi que de sa vision de l’économie tunisienne et de son avenir. Interview, première d’une série d’entretiens que Business News effectuera avec différentes figures économiques et politiques.

 

 

Business News : Vous êtes en pleine restructuration du groupe Loukil. La première Holding UADH, sur le pôle automobile est prête. Comment se passe son introduction en bourse ?

 

Bassem Loukil : UADH est le premier produit. C’est un bébé qui est né de la restructuration juridique et financière du groupe. UADH a été introduite en bourse, il y a à peu près un mois. Je pense que les résultats de l’introduction en bourse du titre et de son comportement sont très positifs. UADH a dominé, sur ce premier mois, presque le volume au quotidien sur la Bourse de Tunis : il y a eu un plus au niveau du volume global. Le titre a évolué progressivement et doucement. Il y a eu un échange important des titres sans spéculation, entre ceux qui ont souscrit et les nouveaux entrants dans le marché. Les fondamentaux de la société UADH ont clairement été appréhendés par les investisseurs. Il y a aussi une prise de position de certains investisseurs institutionnels qui ont renforcé leur position sur le marché secondaire. Ceci est un bon signe et un gage de confiance pour nous. Je pense que les réalisations de cette année, qui ont été amorcées de part et d’autre, ont contribué à renforcer la confiance des investisseurs dans le titre UADH, surtout les réalisations de Citroën en matière d’immatriculation.

 

Aujourd’hui, nous sommes le 2 juillet, je peux vous confirmer que les résultats du pôle UADH à fin juin vont bien dépasser les objectifs. Sur les jours qui viennent, en se basant sur les immatriculations ou sur les indicateurs d’activité qui vont être publiés le 20 juillet, nous allons confirmer ça, chiffres à l’appui. Toutes les équipes des différentes filiales et pôles ont tout fait pour que l’impression qui ressort après l’introduction en bourse soit bonne et que les objectifs annoncés dans le business plan soient non seulement atteints mais dépassés. C’était notre challenge à tous. Et au vu des résultats hier, nous les avons dépassés. Sur ce point, à mon avis, nous pouvons dire que le coup est réussi.

 

UADH a certainement préparé le terrain pour le reste du travail qui concerne la restructuration des autres pôles. Le prochain pôle à être restructuré, et dont les travaux ont commencé, est le pôle HT, NTC (New Technologie corporation) qui va regrouper les neuf filiales opérant dans le secteur des télécoms, la distribution et les réseaux de distribution (plusieurs marques concurrentes représentées par des filiales différentes). Même scénario qu’UADH : restructuration juridique et financière, renforcement des fonds propres des filiales pour renforcer les activités, par la suite une introduction en bourse à horizon fin 2016.

NTC est un pôle qui atteindra certainement, d’ici fin 2016, les 200 MD de chiffre d’affaires et qui pourra prendre la suite de UADH, parmi les holdings côtées en bourse.

 

La restructuration est un travail d’équipe qui nécessite le dévouement de tout le monde en même temps : on ne peut pas faire la restauration des holdings UADH et NTC au même moment. On était, cependant, obligé de restructurer UADH en parallèle avec la holding familiale du groupe, Loukil Investment Group (LIG). On ne peut pas créer des mini pôles sans restructurer la société mère. Ainsi, UADH et LIG ont été restructurées en même temps, LIG était préparée par notre équipe LMC Loukil Management Conseil et l’UADH a été prise en charge par l’équipe Attijari Finance en collaboration avec LMC.

 

Avec qui allez-vous faire l’introduction de NTC ?

 

On continue avec Attijari, on ne change pas une équipe qui gagne ! Ils connaissent les rouages de la structure et ont tout ce qu’il faut. L’opération sera donc beaucoup plus facile et beaucoup plus rapide.

 

Y a-t-il d’autres holdings en préparation ?

 

Oui, la constitution d’une nouvelle holding sera déclenchée juste après, sans attendre l’introduction en bourse de NTC pour lancer les autres pôles. Une fois le pôle constitué juridiquement et restructuré financièrement, on passera à autre chose. Le rôle de l’intermédiaire, c’est justement de continuer le travail par la suite et préparer l’introduction en bourse.

 

Le prochain pôle sera le pôle industriel. Il sera constitué notamment par MIG Engineering, Ateliers Mécaniques du Sahel (AMS) et une troisième entité industrielle d’assemblage des produits blancs (réfrigérateur et machine à laver) des marques LG et Thomson, ElectroIndustrie qui sera opérationnelle d’ici septembre 2015. Il sera suivi par le pôle équipements agricoles, travaux publics et tout ce qui s’y rattache.

 

Le choix de commencer par la restructuration d’UADH n’est pas anodin, c’est un choix stratégique dicté par l’importance du secteur automobile pour le groupe. Ce secteur souffre de plusieurs difficultés, notamment à cause du marché parallèle, quelle est votre vision et que préconisez-vous ?

 

Le souci majeur du secteur automobile, pour nous les opérateurs, c’est l’absence totale de visibilité par rapport à l’allocation des quotas ou la politique même de l’Etat en matière d’importation sur les prochaines années. Nous sommes en train de naviguer à l’aveugle, les quotas à ce jour n’ont pas été encore officialisés malgré les pourparlers, les différentes réunions, les propositions, les documents du projet de distribution signés unanimement par tous les membres de la Chambre syndicale des concessionnaires automobiles pour la distribution des quotas et qui ont été remis au ministre. A ce jour, silence radio ! On n’est pas bloqués, pour le moment, dans nos démarches d’importation, mais le jour où on atteindra le palier de 2014 nous seront obligés de nous arrêter. Et personne ne sait comment nous allons gérer la crise qui se déclenchera d’ici fin juillet, période où nous devrions financer les importations qui mettent deux à trois mois pour arriver. Il n’y a jamais eu de cas où les quotas n’ont pas été décidés jusqu’à juillet. Nous sommes le 2 juillet, aucune décision et aucune réponse officielle ne nous ont été adressées sous prétexte que le ministère est en train de gérer la crise de ramadan (approvisionnement, contrôle, prix, etc.).

 

Je pense que le ministre veut éviter à tout prix une prise de décision qui attend un conseil ministériel ou le feu vert du chef du gouvernement. A ma connaissance le dossier n’a été transmis à la présidence du gouvernement que depuis deux semaines à peu près, le temps de programmer un conseil des ministres autour du secteur de l’automobile et de l’importation.

Par contre ce qui est choquant, c’est qu’on a décidé le deuxième FCR très rapidement. C’est extraordinaire, les décisions qui nuisent à l’économie, au secteur officiel, au secteur formel, qui n’ont aucune valeur ajoutée à l’économie tunisienne, le gouvernement a le temps de les prendre rapidement, presque instantanément. Mais pour décider de l’avenir du secteur formel, le secteur structuré qui emploie, qui paye la douane, qui contribue aux caisses de l’Etat, le gouvernement n’a pas le temps, ce n’est pas une urgence, on attend ! Nous avons des partenaires à l’étranger qui sont en train d’acheter des pièces de rechange en Tunisie et qui doivent planifier leurs achats du pays selon les quotas : les commandes que nous recevons chaque année pour l’achat de pièces de rechange montent et descendent en fonction des quotas alloués, car nous ne sommes pas le site le plus compétitif au monde.

 

Le fait que PSA ait choisi à un moment donné de s’installer au Maroc, malgré le fait qu’elle achète énormément de pièces de la Tunisie et qu’il y ait déjà un tissu industriel, est un signe très fort. C’est un tout, le Maroc est un marché libre de 148.000 véhicules par an, l’Etat marocain a tout fait pour encourager le déploiement et l’installation des sous-traitants (ils ont bénéficié des mêmes avantages que PSA). Les propositions envoyées à PSA pour les inciter à s’installer en Tunisie, étaient de loin inférieures à la pensée et à l’approche globale de l’Etat marocain. Et c’est dommage pour la Tunisie. Le fait de ne pas annoncer une politique claire sur les 3 ans et de trainer la validation des quotas au mois de juillet ne rassure pas nos partenaires étrangers.

 

Vous pensez qu’on est en train de favoriser le marché informel sur le marché officiel ?

 

Il y a un lobby extraordinaire en faveur du marché parallèle au sein même de l’administration, pour ne pas dire au sein du gouvernement. Ce lobby a l’air d’être beaucoup plus écouté et plus puissant que le marché formel. C’est dommage et je pense que ça a une très grande relation avec le financement des campagnes. Ceux qui ont financé les campagnes législatives et présidentielle ont besoin d’un retour sur investissement et ce sont eux qui ont la priorité dans le programme gouvernemental et pas nous.

 

Le groupe Loukil est présent dans plusieurs secteurs d’activité. Comment se porte l’économie tunisienne, de votre point de vue ?

 

La plus grande catastrophe qui nous attend aujourd’hui, c’est l’industrie. Nous avons un ministre de l’Industrie absent et une absence totale de politique industrielle, cinq ans après la révolution. Ça fait deux mois que j’essaye d’avoir un rendez-vous avec le ministre de l’Industrie, mais il est toujours occupé. Je dirige trois unités industrielles et j’emploie 2.000 personnes dans ce secteur et je désire lui parler des problèmes du marché parallèle, de la contrefaçon, des prix de référence et de la concurrence déloyale.

 

Aujourd’hui, on parle de la relance de l’emploi et de l’investissement, comment y a arriver alors avec un tourisme en pleine crise, une industrie qui piétine et des sociétés géantes comme la CPG et le Groupe chimique à l’arrêt ? Devrions-nous tous recourir au marché parallèle ? Comment fera l’Etat pour financer ses caisses ? Le ministre est complètement effacé, nous ne l’avons pas vu ni à l’UTICA, ni à la CONECT, malgré nos relances. Il faut examiner les problèmes de l’industrie avant qu’il ne soit trop tard.

 

Le nombre d’entreprises qui ont mis la clé sous la porte depuis la révolution est très important. On remarque dans les zones industrielles où on opère, qu’il n’y a pas de nouvelles créations d’entreprises et que les usines autour de nous sont en train de fermer l’une après l’autre, notamment celles étrangères. D’ailleurs, à Ben Arous, selon les chiffres officiels, nous avons perdu 16.000 emplois sur les 3 dernières années, dont des entreprises étrangères qui ont plié bagages à cause des revendications sociales. Les PME et PMI tunisiennes, pour leur part, n’ont plus accès au financement des banques. Elles ont une forte concurrence du marché parallèle, le tout en l’absence totale de tout soutien ou accompagnement de l’Etat.

 

Que pensez-vous des performances du gouvernement ?

 

Ce gouvernement est entré au pouvoir sans programme et on le découvre aujourd’hui. Nous avons espéré, dans le temps, qu’il y aurait un programme qui nous conduirait à un business plan clair. Aujourd’hui, je ne suis pas le seul à le dire et tout le monde le constate, il n’y a pas de feuille de route claire, il n’y a pas de plan d’action ou de relance réel de l’économie. Jusqu’à cette heure, le gouvernement cherche ses priorités et ses repères, il a été déstabilisé dès le début par les grèves et les revendications. S’il y avait un programme économique dès le départ à appliquer et que les ministres concernés s’étaient concentrés sur son application et sur les réformes qu’il fallait mettre en place, aujourd’hui on aurait eu quelques signes de relance palpable. Je ne pense pas qu’il y ait eu une performance pour l’évaluer. Le gouvernement s’est contenté de tâtonner, de remédier et de réagir et non pas d’agir.

Par conséquent, aujourd’hui, il n’y a aucune visibilité et aucun signe de relance. Tous les indicateurs sont au rouge. C’est l’échec constaté d’un gouvernement qui a pris les rênes du pouvoir sans aucun programme. Je ne pense pas que le fait que ce gouvernement soit composé de 4 partis lui facilite la tâche, car chaque parti a son programme. Aussi, les loyautés des ministres vont, en premier lieu, à leurs partis respectifs et ils n’adhèrent pas tous à la même politique du gouvernement. Et ça c’est un problème, d’ailleurs y a des rumeurs sur le départ de l’UPL et de Afek du gouvernement. Il faut que le parti au pouvoir prenne ses responsabilités, gère et assure.

 

Une nouvelle attaque terroriste sanglante a visé la Tunisie la semaine dernière, quelles seront les conséquences sur l’économie tunisienne selon vous ?

 

Les deux dernières attaques terroristes ont eu des conséquences néfastes et les six derniers mois ont coûté à la Tunisie énormément plus cher que les 5 dernières années. Elles compliquent davantage les choses. Avant l’attaque du Bardo, il y avait une crise dans le secteur minier du phosphate avec de multiples grèves, outre l’absence d’investissement de l’Etat dans les projets d’infrastructure pour relancer l’économie et encourager l’investissement privé : déjà deux vecteurs de croissances anéantis. On avait l’espoir que le tourisme et que les IDE retrouvent un second souffle et permettent de réaliser un peu de croissance, mais là ce n’est plus le cas. Que reste-t-il ? Rien ! La plus grande crainte c’est de tomber dans la stagflation. Il s’agit d’une inflation accompagnant une économie en récession, le Japon depuis 20 ans n’arrive pas à sortir de cette situation. Chaque mois qui passe rend la tâche plus difficile, la réactivité du gouvernement est très importante : il faut qu’il ait le courage de prendre les décisions et les mesures concrètes pour lancer les réformes qui s’imposent dans l’immédiat.

Le gouvernement lorgnant les élections municipales de 2016, ne veut pas prendre ces décisions douloureuses pour ne pas perdre sa base de militants. Sauf miracle, nous continuerons 2015 avec une note très négative et je ne pense pas que nous atteindrons les 1% grâce à la consommation. Sans m’attendre aux attentats, j’avais prévu que 2015 serait une année noire, suite à la politique de Mehdi Jomâa, l’année où nous devrions payer la facture car il n’y a eu aucune action entreprise en 2014, c’était le laisser-aller total. Avec les attentats terroristes, la situation s’est aggravée. Le seul espoir pour que l’économie redémarre, c’est de récupérer les parts de marché caduques et d’accélérer les projets.

 

J’aimerai ajouter ceci : que dieu protège la Tunisie ! Votre rôle à vous les journalistes est très important pour critiquer et dire les 4 vérités à chacun, pour que tous reprennent le travail pour le bien de la Tunisie. Sauvez le pays, en disant la vérité sur tout ce qui se passe, en critiquant ouvertement les défaillances du gouvernement et en l’encouragent quand il le faut, pour l’intérêt national.

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