Ô Rage ! Ô Trottoirs ! Ô Piétons ennemis !

24/08/2015

Vous connaissez sûrement cette tirade du « Cid » (créée en 1636) de Pierre Corneille (1606-1684) qui dit « Ô rage, Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? »… Ce vers nous a accompagnés durant une bonne période de notre formation secondaire et nous étions harcelés pour apprendre des tunnels entiers de cette pièce ou d’autres d’auteurs aussi différents que Molière (1622-1673) et Racine (1639-1699). Nous devions les connaître comme qui dirait « verse moi, je boirai ». Pourquoi nous a-t-elle accompagné elle spécialement ?
Parce qu’on nous avait dit que « Le Cid » était un arabe, ou plus précisément un « mozarabe »qui se faisait appeler « al-Sayyid » (Pas celui de la Trilogie de Mahfoudh)… Outre Othello, avec qui nous trouvions une parenté réelle en plus de sa négritude, voici un « Cid » qui est aussi de notre famille… L’un était un général vénitien d’origine mauresque mais qui se trouve dans la mouise quand l’autre n’était qu’un surnom de celui qui veut battre les Maures qui ne sont que nous-mêmes… Allez reconnaître vos petits dans tout ce que nous apprenions et dans lesquels nous cherchions un tantinet d’appartenance…

 

Trottoirs à occuper ?
Cette tirade m’est venue à l’esprit l’autre jour, estropiée, déformée, virusée lorsque je me suis fait traiter comme du poisson pourri pour avoir poussé tout doucement la portière avant d’une voiture afin d’utiliser tout bonnement mon droit de piéton et d’accéder au trottoir… Ne se suffisant pas d’obstruer le passage, le proprio de la caisse s’est senti offensé comme si j’avais courtisé sa compagne et fit appel au serrurier qui, face à mon désir d’emprunter le trottoir, n’a trouvé de mieux que de m’apostropher en jactant : « et pourquoi vous ne marchez pas sur la chaussée ? »… Non seulement je l’ai trouvé impoli mais de surcroît culotté car il ne s’est pas arrêté à ce niveau du renversement des situations, il est allé même à m’inviter « à disparaître sinon, il allait footer avec moi »… Et vous n’êtes pas sans savoir ce qu’on peut faire à un ballon de foot surtout si on a la rage au cœur parce que la serrure de la voiture n’arrive pas à obtempérer… Alors, cet homme n’avait pas seulement la rage, il avait la haine…
Vous allez me dire que je fais tout un plat d’un accident mineur qui ne nécessite pas un iota dans les pages des faits divers… Sauf que l’agent ne savait pas le mot trottoir en arabe… Il pensait « madda » qui veut dire matière ou pognon et je pensais « raçif » qui veut dire quai… Certes je n’ai pas l’habitude des trottoirs mais je les utilise en citoyen qui a eu quelques cours de conduite et su qu’ils sont destinés aux piétons et la chaussée est réservée pour les voitures… Malheureusement, dans mon pays, c’est l’inverse… Le Tunisien s’est tellement habitué au nouvel ordre que vous les trouvez le matin très tôt, éparpillées, glisser comme des étoiles noires sur une bande moins noire… Une scène très touchante du ballet muet de l’incongruité ordinaire…
Prêtez attention à votre corps quand vous marchez, vous allez observer que votre démarche est sûre, que votre allure est certaine, que vos pieds se posent avec grâce comme sur une piste de glace… Certes ce beau maintien peut venir de vous, mais plus encore, ça vient de la chaussée que vous empruntez sans conscience… Cette chaussée, malgré les raccommodages et les nids de poules, demeure une piste de danse sur laquelle un beau café chantant et dansant pouvait se produire…
En revanche, les trottoirs chez nous sont soit occupés par les chaises estropiées des innombrables cafés qui se succèdent dans les villes et villages de notre pays. S’il vous prenait une simple envie de passer… tout simplement passer. Vous avez le choix soit de marcher dans les caniveaux et là, bonjour l’eau stagnante accompagnée de sacs en plastique éventrés, exposant leur contenu comme une toile de Jérôme Boch, soit vous poussez les chaises l’une après l’autre et vous risquez de tomber sur un jeune homme mal mis qui n’arrive pas à tuer suffisamment de temps. Alors, il feint de vous la lancer bien mûre et de plus analphabète et inculte…
Les trottoirs chez nous sont destinés aux voitures. Il ne suffit pas qu’elles le soient pénardement au grand dam de toute raison. Il faut qu’elles vous klaxonnent fortement, énergiquement pour que vous les laissiez passer afin qu’elles regagnent paresseusement la chaussée qu’on vous a, par ailleurs, obligé d’occuper… Allez y piger un chouia de raison ?
D’autres, qui valent des fortunes, leurs maîtres sont tellement pingres qu’ils rechignent à sortir quelques kopecks pour un parking. Ces chars, comme disent les Québécois, sont là pour être surveillés, lavés et rabibochés par un quidam venu de derrière les fagots… Ayez l’outrecuidance de vouloir passer sur le trottoir au moment où il donne son bain à la petite du Big… Quel sacrilège !
Outre les éclaboussures d’eau mélangée à des produits off pour voitures in, les regards du raton laveur vous broient et vous assènent : vous n’avez pas trouvé de chemin pour passer qu’ici (indexant le trottoir) ? Avouez qu’il vous cloue le bec sec… Vous le regardez, vous vous excusez et vous disparaissez avant qu’il ne se transforme en chien de garde…

 

Trottoirs-Travailleurs
Ne parlons pas des marchands ambulants. Au moins ceux-là, dès qu’ils reniflent la présence au loin des agents de l’ordre, ils ramassent leurs baluchons et disparaissent et ni vu ni connu, vous laissant le passage libre. A moins qu’il ne soit vite occupé par les badauds… Et qu’est-ce qu’ils sont innombrables ? Il en vient de partout, à défaut de n’avoir pas tué le temps ailleurs.
Mais il y a d’autres sortes de travailleurs qui auraient pu faire le bonheur de la propagande bolchévique à l’apogée du régime soviétique. Divers trottoirs des villes et villages de mon pays sont devenus des garages à ciel ouvert destinés aux réparations de véhicules en tout genre, des trottinettes aux grosses remorques en passant par les bicyclettes, les scooters, les voitures de toute marque en veux-tu, les voici…
Et là le bouquet ! Vous trouverez un garnement, qui n’a pas atteint l’âge de raison et sûrement sa scolarité interrompue, vous le trouverez couché sur un carton, en bleu de chauffe, blouse ou survêtement, les mains dans le cambouis étalé de tout son long ou accroupi et autour de lui ses instruments non loin d’un bidon en plastique coupé de moitié et plein de liquide aussi noir qu’un jour de deuil national…
Devant cette réparation intime et amoureuse sur le trottoir public, il ne vous sied nullement par respect citoyen d’enjamber ce jeune travailleur qui gagne le salaire de sa journée à la noirceur de son visage pour poursuivre votre chemin… Non. Vous devez le contourner chercher un filet entre deux voitures garées comme ça vient pour l’emprunter et continuer votre chemin sur l’asphalte comme tous vos concitoyens…
Hier matin… dans un taxi… une voiture est venue d’en face pour bifurquer à la dernière minute… avant même que je ne fasse aucune remarque, le taxiste m’a interpelé : « Dans quel pays sommes-nous ? »… J’ai eu la présence d’esprit de lui répondre « En Suède »… Il m’a regardé, un large sourire a illuminé son sombre visage, nous rimes et continuâmes notre chemin… Voilà un début de réponse d’appartenance : Ô rage ! Ô trottoirs ! Ô piétons ennemis… Pourquoi tant de gabegie ? Va savoir !

 

Cette chronique a été publiée une première fois au quotidien Le Temps le 19 décembre 2010. Cinq ans après, la situation a empiré.

 

*Khemais Khayati, journaliste et écrivain auteur de plusieurs best sellers

www.businessnews.com.tn

Top ↑